
Une tendance de fond s'installe dans le paysage du logement social français : la vente de pans entiers du parc des Offices Publics de l'Habitat (OPH) à des acteurs privés. Poussée par une législation incitative et la nécessité pour les bailleurs sociaux de trouver de nouvelles sources de financement, cette évolution soulève des questions cruciales sur l'avenir du modèle social du logement en France.
Le phénomène n'est pas entièrement nouveau, mais il a pris une ampleur inédite ces dernières années, notamment sous l'impulsion de la loi ELAN (Évolution du Logement, de l'Aménagement et du Numérique) de 2018. Cette loi a assoupli les conditions de vente des logements sociaux, y compris en "bloc" à des investisseurs institutionnels, et a encouragé la création de structures dédiées à ces transactions, comme l'Opérateur National de Vente (ONV) d'Action Logement.
L'objectif affiché par les pouvoirs publics et les bailleurs sociaux est double : permettre aux OPH de dégager des fonds propres substantiels pour financer la rénovation de leur parc existant, souvent vieillissant et énergivore, et pour construire de nouveaux logements sociaux dans un contexte de raréfaction des aides de l'État.
Des transactions d'envergure qui redessinent le paysage
L'exemple le plus marquant de cette tendance est sans conteste la cession par CDC Habitat, filiale de la Caisse des Dépôts et acteur majeur du logement social, de près de 8 000 logements intermédiaires et libres à des investisseurs institutionnels en 2021. Cette opération d'une ampleur considérable a mis en lumière la stratégie de certains grands bailleurs sociaux de se recentrer sur leur cœur de métier – le logement très social – en vendant une partie de leur patrimoine moins social à des acteurs privés.
Si les ventes aux locataires occupants restent une réalité, les ventes en bloc à des foncières privées ou à des fonds d'investissement représentent un changement de paradigme. Ces transactions, souvent plus rapides et plus simples à mettre en œuvre pour les OPH, concernent généralement des ensembles immobiliers entiers, parfois des centaines de logements d'un seul coup.
Les motivations des acteurs : entre stratégie patrimoniale et logique de marché
Pour les Offices Publics de l'Habitat, la vente d'une partie de leur patrimoine répond à une logique de gestion active de leurs actifs. Confrontés à des contraintes budgétaires croissantes, ils y voient un moyen de financer des programmes de réhabilitation thermique, de mise aux normes ou de construction neuve. "Nous avons besoin de moyens pour répondre aux besoins de nos locataires et pour continuer à loger les plus modestes", expliquait récemment un directeur d'OPH, soulignant la nécessité de "faire tourner" le patrimoine pour le maintenir à flot.
Du côté des acquéreurs privés, l'intérêt est double. Ils acquièrent des parcs immobiliers déjà constitués et gérés, offrant des rendements locatifs stables. De plus, la législation leur offre des perspectives de valorisation à long terme, notamment la possibilité, sous certaines conditions, de sortir les logements du conventionnement social à l'échéance des baux.
Les inquiétudes et les critiques : La crainte d'une marchandisation du logement social
Cette nouvelle dynamique n'est pas sans susciter de vives inquiétudes. Les associations de locataires comme l’AFOC et une partie du monde politique dénoncent une "marchandisation" du logement social. Leur principale crainte est la réduction progressive du parc de logements à loyers modérés, alors que la demande ne cesse de croître.
Chaque logement social vendu au privé est une perte nette pour le service public du logement. Il met en avant le risque de voir les loyers augmenter à terme, rendant ces logements inaccessibles aux ménages les plus précaires. La question du maintien dans les lieux des locataires en place lors des ventes en bloc est également un sujet de préoccupation majeur, bien que la loi prévoit des garanties pour ces derniers.
Des chercheurs et des observateurs du secteur pointent également le risque d'une gestion purement financière du patrimoine acquis, au détriment de l'accompagnement social des locataires, mission historique des OPH.
Un débat politique et sociétal ouvert
La vente du patrimoine HLM au secteur privé est aujourd'hui au cœur d'un débat politique et sociétal complexe. D'un côté, les partisans d'une plus grande ouverture au marché y voient une solution pragmatique pour moderniser et développer le parc social. De l'autre, les défenseurs d'un modèle public fort alertent sur les dangers d'un désengagement de l'État et d'une perte de la finalité sociale du logement HLM.
L'avenir du logement social en France se joue en partie dans l'arbitrage qui sera fait entre ces deux visions. La capacité des pouvoirs publics à encadrer ces ventes, à garantir la reconstitution d'une offre sociale équivalente et à veiller au respect des droits des locataires sera déterminante pour assurer que cette nouvelle stratégie financière ne se fasse pas au détriment de la mission d'intérêt général qui a présidé à la création des Offices Publics de l'Habitat.